Construite entre 1163 et 1345, monument le plus visité d’Europe, la cathédrale Notre-Dame de Paris a traversé toutes les époques. Pratiquement tombée en ruine au début du XIX° siècle, menacée de destruction, elle doit en grande partie son salut au roman éponyme de Victor Hugo publié en 1831 qui a donné naissance à un large mouvement d’intérêt en faveur de la cathédrale. Après plusieurs années de tergiversations, la loi qui ouvre un crédit pour la restauration de la cathédrale de Paris a ainsi été votée le 19 juillet 1845 [1]. Elle marque le début d’un vaste travail de restauration qui s’achèvera en 1864. Avant même l’adoption de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques elle a été classée dès 1862. Si la cathédrale a résisté à un incendie déclenché volontairement durant les évènements de la commune, elle a en revanche subi de graves destructions lors d’un autre incendie apparemment accidentel qui s’est déclenché le 15 avril 2019. La flèche conçue par Viollet-le-Duc (1860) et la charpente en chêne de l’édifice (1220-1240) ont été totalement détruites.
Dès le 17 avril 2019, le Gouvernement a mis en place une souscription nationale dont le succès a été foudroyant : en 24 heures, 700 millions d’euros ont ainsi été récoltés. Parallèlement plusieurs propositions de lois ont été déposées. Une première proposition des sénateurs Céline Boulay-Espéronnier et Michel Savin prévoit que les dons des particuliers, dans une limite de 1000 euros, ouvrent droit à une réduction d’impôt de 90 % jusqu’au 31 décembre 2019 [2]. Deux autres propositions de lois déposées par la députée Brigitte Kuster [3] et par le sénateur Pierre Charon [4] entendent faire bénéficier les entreprises privées du taux maximal de 90 % de réduction d’impôt prévu par l’article 238 bis-0 A du Code général des impôts (N° Lexbase : L9766I34) en classant Notre-Dame de Paris comme «trésor national». Il y a peu de chances que ces propositions de lois aboutissent, pour différentes raisons d’ordre juridique [5] mais également, d’un point de vue plus pratique, parce que ces initiatives rentrent en collision avec le projet de loi pour la restauration et la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris déposé par le Gouvernement le 24 avril 2019 et soumis à la procédure accélérée.
Ce projet de loi a fait l’objet d’un avis du Conseil d’Etat du mardi 23 avril 2019 que le gouvernement a choisi de rendre public. Cet avis valide l’ensemble du dispositif mis en œuvre. Si le projet de loi ne prend pas parti sur le sujet déjà polémique des choix architecturaux qui devront être faits pour la rétablissement de la flèche de Notre-Dame -restauration à l’identique où selon l’expression du président Macron un possible «geste architectural contemporain» [6]– il veut définir le cadre juridique et financier de travaux qui, selon la volonté présidentielle, devront être achevés dans un délai de cinq ans [7].
Le texte s’articule en trois points concernant le financement des travaux (I), leur pilotage (II) et leur mise en œuvre (III) sur lesquels le Conseil d’Etat apporte un certain nombre d’éclaircissements.
I – Le financement
En application des dispositions de la loi du 9 décembre 1905, concernant la séparation des Eglises et de l’Etat (N° Lexbase : L0978HDL) et de la loi du 2 janvier 1907, concernant l’exercice public des cultes (N° Lexbase : L7914IQ8), la majorité des cathédrales -dont Notre-Dame de Paris- sont la propriété de l’Etat, alors que les églises paroissiales construites avant 1905 sont la propriété des communes.
L’exercice du droit de propriété implique, pour l’Etat ou pour les communes, comme le précisait déjà l’article 13 de la loi de 1905, l’obligation d’assurer la conservation de ces édifices. Cette obligation résulte aujourd’hui des articles L. 621-9 (N° Lexbase : L2561K9Q) et L. 621-29-1 (N° Lexbase : L3952HCD) du Code du patrimoine concernant les immeubles inscrits ou classés au titre des monuments historiques. Elle résulte également de textes internationaux, la cathédrale Notre-Dame de Paris étant classée au patrimoine mondiale par l’Unesco depuis 1991, ce qui implique des obligations renforcées visées par l’article L. 612-1 du Code du patrimoine (N° Lexbase : L2554K9H).
Dans les faits, cependant, ni l’Etat, ni les communes n’assument la totalité des dépenses considérables liées à la conservation des monuments historiques. Le recours au mécénat réglementé par la loi n° 2003-709 du 1er août 2003, relative au mécénat, aux associations et aux fondations (N° Lexbase : L3710BLY) [8] et par le décret n° 2009-158 du 11 février 2009, relatif aux fonds de dotation (N° Lexbase : L9185IC8) [9], l’organisation de souscriptions publiques, la création par la Française des jeux d’un «super loto du patrimoine» sont autant d’illustrations d’un certain désintéressement des pouvoirs publics.
Ce n’est donc pas une surprise de constater que le projet de loi déposé par le Gouvernement privilégie le recours à une souscription publique ainsi que des mesures fiscales.
S’agissant d’abord de la souscription publique, le Conseil d’Etat relève, certes, que sa mise en œuvre ne relève pas directement de la compétence du législateur telle qu’elle est délimitée par l’article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L0860AHC). Toutefois, le projet de loi contient plusieurs dispositions concernant les collectivités territoriales et les autorisant à faire des dons. D’autres dispositions définissent les obligations des organismes chargés de collecter ces dons et la fiscalité et elles relèvent toutes, quant à elles, du domaine de la loi.
La possibilité ouverte aux collectivités territoriales, par le projet de loi, de verser des dons pour la restauration et la conservation de Notre-Dame permet de résoudre en amont une difficulté. En effet, s’agissant des communes, en dehors des compétences d’attribution qui leur sont reconnues, leurs interventions nécessitent la démonstration d’un «intérêt public» local. Le Conseil d’Etat a ainsi eu l’occasion de juger que le financement par une collectivité territoriale de la restauration d’un site ou d’un monument ne se trouvant pas sur son territoire est illégal parce qu’il ne répond pas à un intérêt public local [10]. Pour les autres niveaux de collectivités territoriales, il n’existe plus de clause de compétence général depuis l’entrée en vigueur de la loi «NOTRe» n° 2015-991 du 7 août 2015, portant nouvelle organisation territoriale de la République (N° Lexbase : L1379KG8) [11], mais seulement des compétences expressément définies par la loi. Il était donc essentiel que le projet de loi pour la restauration et la conservation de Notre-Dame prévoie expressément la possibilité, pour les collectivités territoriales, de faire des dons.
Concernant les mesures fiscales, le projet de loi prévoit de porter à 75 % le taux de réduction d’impôt sur le revenu au titre des dons et versements effectués par les particuliers entre le 16 avril 2019 et le 31 décembre 2019, dans la limite de 1 000 euros pour l’année civile. Il s’agit ici d’introduire une différence de traitement entre ces donateurs et les autres donateurs qui ne bénéficient que d’un taux de réduction de 66 % actuellement prévu par l’article 200.1 du Code général des impôts (N° Lexbase : L9093LN4), dans un contexte global de baisse des dons aux associations [12]. Cette mesure limitée dans le temps n’est toutefois pas contraire, pour le Conseil d’Etat, au principe d’égalité devant l’impôt au regard de l’intérêt général attaché à la sécurisation des dons et à la facilité de leur gestion.
II – Le pilotage des travaux
Le produit des dons et versements effectués au titre de la souscription nationale auprès du Trésor public ou du Centre des monuments nationaux, ainsi que des fondations reconnues d’utilité publique «Fondation de France», «Fondation du patrimoine» et «Fondation Notre-Dame» seront reversés à l’État ou à l’établissement public chargé de la restauration et de la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris.
Le projet de loi habilite le Gouvernement à recourir à l’article 38 de la Constitution (N° Lexbase : L1298A9X) pour la création de cet établissement public ad hoc. L’enjeu est de taille : il s’agit, en effet, de soustraire autant que possible l’exécutif aux nombreuses polémiques qui sont déjà nées concernant la conception, la réalisation et la coordination des travaux de restauration et de conservation.
D’un point de vue strictement juridique la question de la compétence du législateur pour la création de cet établissement public était douteuse. En effet, selon l’article 34 de la Constitution, le législateur est compétent pour fixer les règles concernant «la création de catégories d’établissements publics». Plus précisément, il ressort de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que relèvent d’une même catégorie d’établissements publics, et ne constituent donc pas deux catégories distinctes, les établissements publics qui ont un même rattachement territorial et qui exercent une mission analogue [13]. Or, comme ne manque pas de le souligner le Conseil d’Etat, le Centre des monuments nationaux et l’Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture, sont deux établissements publics préexistants, rattachés à l’Etat, dont la mission consiste à assurer ou à contribuer à la maîtrise d’ouvrage des travaux de restauration et de conservation de monuments historiques et du patrimoine immobilier. Il n’est donc pas douteux que le futur établissement public destiné à la restauration et à la conservation de Notre-Dame ne relève pas d’une catégorie préexistante d’établissements publics.
Le Conseil d’Etat va toutefois s’appuyer sur une décision du Conseil constitutionnel du 28 juillet 1983 dont il ressort que, s’agissant d’une nouvelle catégorie d’établissements publics, le législateur est «seul compétent pour fixer leurs règles de création lesquelles comportent nécessairement leurs règles constitutives» [14]. Au nombre des règles figurent «la détermination et le rôle de leurs organes de direction et d’administration, les conditions de leur élection ou de leur désignation, la détermination des catégories de personnes représentées au sein des conseils des établissements, celle des catégories de ressources dont peuvent bénéficier ces établissements, la nature et les fonctions des composantes internes ainsi que les conditions de désignation ou d’élection de leurs organes de direction et d’administration dès lors que ces composantes sont dotées de compétences qui leur sont propres». De façon assez constable, le Conseil d’Etat considère que l’intervention du législateur devient nécessaire si le Gouvernement entend définir pour la création d’un nouvel établissement des règles d’administration et de gestion s’écartant des règles constitutives des établissements publics relevant de la même catégorie. Or, il relève justement que le Gouvernement envisage d’associer, dans le cadre du conseil d’administration du nouvel établissement public, les collectivités territoriales concernées ainsi que le diocèse de Paris qui est le principal utilisateur de la cathédrale. C’est cette originalité dans la composition du conseil d’administration, dont les contours ne sont pas encore précisément définis, qui permet de conclure à la compétence du législateur.
III – La mise en œuvre des travaux
L’article 9 du projet de loi habilite le Gouvernement à prendre par ordonnance les mesures d’aménagement ou de dérogation à certaines dispositions législatives qui seraient nécessaires afin de faciliter la réalisation des travaux. Ces dérogations pourront concerner de nombreux domaines, qu’il s’agisse des règles d’urbanisme, de protection de l’environnement, de domanialité, de voirie et de transports, ainsi que des règles de la commande publique. C’est là le point le plus polémique du texte, surtout au regard de la volonté présidentielle d’achever les travaux dans un délai de cinq ans. Le 29 avril 2019, une tribune signée par plus d’un millier d’experts exhortait ainsi le Président de la République à «éviter la précipitation» dans la reconstruction de la cathédrale, et à ne pas s’affranchir des règles de protection du patrimoine. Le ministre de la Culture a pour sa part assuré qu’il ne s’agissait «nullement de déroger aux principes fondamentaux de la protection du patrimoine». C’est d’ailleurs bien ce que prévoit le projet de loi qui mentionne des dérogations ou des adaptations «strictement nécessaires» aux règles en vigueur pour un délai de deux ans à compter de la publication de la loi.
Le Conseil d’Etat considère que cet article ne méconnaît aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle ou conventionnelle. Il considère également que l’objectif d’assurer la restauration de Notre-Dame présente un intérêt général suffisant pour justifier certaines dérogations au droit commun. Surtout, le projet de loi soumis à l’examen du Conseil d’Etat ne fait que poser le cadre général de ces dérogations. C’est donc lors de l’examen des projets d’ordonnances pris sur le fondement de l’habilitation consentie au gouvernement, que devra être vérifiée au cas par cas la conformité des dérogations effectivement prévues aux règles et principes supérieurs. C’est certainement à ce stade, sur des dispositions techniques, que naîtra un contentieux qui ne manquera certainement pas d’être porté devant le Conseil constitutionnel.
Par Pierre Tifine
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